LECTURES  DE  L’ESPOIR LUIT…

 

 

Sagesse est l’œuvre rethéloise de Verlaine ; même si sa composition s’étend sur une période plus vaste que les deux années qu’il passa à l’Institution Notre-Dame. En effet, à côté de poèmes datant de la « Conversion » et d’inspiration mystique, Verlaine va joindre d’autres pièces écrites à des époques antérieures, et en des lieux différents.

 

Je souhaiterais montrer à travers l’étude d’un sonnet de la troisième partie de Sagesse, la complexité et l’ambiguïté essentielles à l’écriture verlainienne. Accessoirement, on s’apercevra, j’espère, que le discours explicatif  ne peut que découvrir le mystère de la poésie, qu’il ne saurait épuiser.

 

         J’ai choisi d’explorer L’Espoir luit…, écrit en 1873 à la prison des Carmes , à Bruxelles, et prévu à l’origine pour un recueil intitulé Mon Almanach pour 1873. De ces quatre textes, Printemps et Eté n’ont plus de titre et se sont retrouvés dans Sagesse : ce sont, respectivement La Bise se rue… (III, 11) et L’Espoir luit…(III, 3). Automne, sous le titre : Vendanges et Hiver, devenu Sonnet boiteux, ont été réservés à Jadis et Naguère.

 

 

                  L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable.

                  Que crains-tu de la guèpe ivre de son vol fou ?

                  Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.

                  Que ne t’endormais-tu le coude sur la table ?

 

                  Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,

                  Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste,

                  Et je dorloterai les rêves de ta sieste,

                  Et tu chantonneras comme un enfant bercé.

 

                  Midi sonne. De grâce, éloignez-vous, madame.

                  Il dort. C’est étonnant comme les pas de femme

                  Résonnent au cerveau des pauvres malheureux.

 

                  Midi sonne. J’ai fait arroser dans la chambre.

                  Va, dors, l’espoir luit comme un caillou dans un creux.

                  Ah, quand refleuriront les roses de septembre !

 

On concevra sans peine que l’espoir dont il est question ne recouvre pas exactement le même sens en automne 1873 et après la « Conversion » de Rethel. Or, ce sonnet est toujours d’actualité lorsque Verlaine oriente sa poésie vers la Sagesse chrétienne. Faut-il penser, que dès 1873, Verlaine cherche Celui qu’il a trouvé, ainsi que l’on pourrait dire pour paraphraser la Pensée de Pascal ?  ou, plus simplement, ce poème n’est-il pas l’exemple d’une perfection formelle qui peut s’adapter sans dommage à une visée nouvelle, et même gagner un supplément de signification dans son nouveau contexte ?

J’ai cru pouvoir répondre à cette question en centrant l’essentiel de l’explication autour de la notion d’ »espoir » ; notamment, en tentant de la préciser en observant les poèmes de la même époque. J’ai donc privilégié l’interprétation des enjeux par rapport à l’analyse formelle, qui mérite un développement particulier.

 

I UN POEME DE L’INSOMNIE ET DE LA SOIF

 

         Les poèmes de l’été 1873 traduisent, selon J. Robichez [1], la « prostration d’un homme accablé » ; à cet accablement moral se mêle une sensation de chaleur intolérable, que Verlaine note d’ailleurs dans Autre [2] : Il fait si chaud

                                                                               Qu’on croit mourir.       

Cette sensation est relevée également par Mes Prisons : « Quel soleil ! – Moi, du Nord, j’admire, j’aime peu le soleil, il me cause des nausées, il m’étourdit, m’AVEUGLE, et je lui préfère absolument l’ »hiver lucide » comme mon cher grand Stéphane Mallarmé. »

 

Le premier quatrain : l’espoir des « faux beaux jours »

 

         Si l’on considère les poèmes de cette période dans Sagesse, on est contraint de constater que l’espoir n’est pas du tout celui du Salut, mais bien la tentation toujours vivace du « vieil Adam » :

« …Moi, ce pécheur-ci, ce lâche,

Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche

Et n’a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût,

 

Vue, ouïe, et dans tout son être –hélas ! dans tout

Son espoir et dans tout son remords ; que l’extase

D’une caresse où seul le vieil Adam s’embrase ? »[3]

C’est cet « espoir » que Verlaine ne parvient pas à endormir, et qui lui interdit le repos et l’oubli :

« Dormez tout espoir

  Dormez toute envie ! »[4]

Dernier rapprochement : cet espoir luit  comme luisent « les faux beaux jours »

«  Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme,

   Et les voici vibrer aux cuivres du couchant.

   Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-champ

   Une tentation des pires. Fuis l’infâme.» [5]  On notera le réflexe de défense contre la tentation : fermer les yeux, pour fuir la lueur infâme. Le besoin de dormir se combine avec la nécessité du repos de l’âme, qui correspond au sommeil de l’espoir. Chaleur et soif s’allient à l’insomnie qui favorise cette lueur d’espoir, dont la chaleur, encore timide, se joint à celle de la canicule [6].

  Nulle humidité, en effet, dans la paille du cachot, et il suffit de cette faible lueur d’espoir pour que s’embrasent de nouveau les vieilles passions ; toujours prêtes à se réveiller.

Si l’on me suit dans la version des circonstances que je propose, on analyserait cet « espoir » du premier vers comme celui du « Vieil homme » que Verlaine ne parviendrait pas à dépouiller définitivement. Peut-être est-ce le Vieil Adam en lui qui espère dans la lueur des « faux beaux jours », même si se mêle la crainte que ces « hiers » ne mangent les « beaux demains ». Ainsi la lutte se poursuivrait-elle entre les deux postulations de l’âme verlainienne : à  la fois le souvenir des faux beaux jours, et la satisfaction de ne pas être en mesure, du fait de son emprisonnement, de céder à la tentation. Cette lutte est décrite au présent, avec un avantage remporté par l’espoir, la « guèpe » et le « soleil » qui poudroie toujours.

Le présent échoue sur l’affirmation de l’éternité des tentations et le passé, sur quoi se termine le quatrain, s’installe dans la nostalgie des scènes d’ivresse et d’abandon [7]. Le sommeil, pourtant n’était pas davantage trouvé lors des beuveries que laisse deviner la position négligée du buveur : « le coude sur la table » [8]. Remarquons, cependant, que le lien est établi entre l’espoir et le sommeil : celui-ci apparaissant comme un moyen de se défaire de l’autre. A la fin du premier quatrain, l’espoir semble avoir gagné : le TU est tout à fait sensible au vol de la guèpe –qu’il « craint »-. Pour Alain Faudemay [9], elle est symbole de sensualité ; il le montre amplement et l’on peut s’accorder sans mal avec lui. Avec l’espoir, c’est la sensualité qui apparaît, favorisée par le poudroiement du soleil, et le passé honni qui revient.

                  Dès lors, la question qui se pose à la fin de ce quatrain serait la suivante : comment se défaire de ce faux espoir ?

 

SECOND QUATRAIN

 

         L’évocation de la position du buveur amène, de manière subtile le motif de la boisson. Probablement, dans cet été particulièrement chaud, l’envie de boire est-elle conçue comme un moyen de pallier l’insomnie – et les tentations qu’elle engendre- par la fraîcheur [10]. Il faudrait donc « boire l’eau du puits glacé » pour s’endormir : on ne peut manquer de renvoyer au poème de Sagesse déjà cité où il s’agissait de faire en sorte que « tout espoir », « toute envie » s’endorment. On serait tenté de comprendre cette eau  qui doit apporter à la fois le sommeil réparateur et l’oubli comme celle du Léthé. Le terme était, du reste, appelé, sans doute de façon trop évidente, par le titre original du sonnet dont on se souvient que Verlaine l’avait primitivement intitulé L’Eté. Cette interprétation admise, on est conduit à donner un sens moins lexicalisé à l’expression « pauvre âme » ; en effet, ce ne serait que prendre les mots au pied de la lettre que de comprendre cette « pauvre âme » comme l’âme défunte. « Pâle », en outre, d’avoir connu les sombres Enfers. On pourrait gloser ainsi : puisque l’ivresse a échoué, et qu’elle n’est plus possible, il faut au moins boire cette eau-là. L’évocation de cette solution permet un rapprochement intéressant : en effet, ce n’est qu’une fois que cette eau d’oubli a été mentionnée, que le JE et le TU se rejoignent. Je propose l’identification suivante pour ces deux personnes : le JE correspondrait à la conscience, le TU à la « pauvre âme »,  morte à-demi, si l’on peut dire, puisqu’elle n’a pas encore bu l’eau des Enfers. Les deux personnes se rejoignent alors dans le futur ; pour cette raison, et parce qu’elle se termine sur un futur comme le premier quatrain sur le passé, la seconde strophe est sans doute plus optimiste que la première. Sans doute y a-t-il, à peine voilé, le désir de fuir un présent insoutenable pour retrouver un passé beaucoup plus lointain que celui du premier quatrain : l’innocence de la petite enfance, retrouvée et reconquise, dans la perspective  -ouverte par le futur- de la chanson et du bercement.

 

LES TERCETS : LE REVE FAMILIER, L’ECHEC DU SOMMEIL.

 

         Si l’interprétation de la notion d’espoir est fort contestée, l’analyse des tercets n’offre pas moins de lecture divergentes. L’enjeu consiste à savoir dans quelle mesure le personnage féminin qui apparaît est un élément tentateur qui, pour cette raison, ferait conclure , ici, à un échec de l’oubli espéré.  Faut-il voir dans la mystérieuse apparition un souvenir de lune de miel avec Mathilde, comme le proposent MM. Claude Cuenot et P.H. Simon ? N’est-ce pas, au contraire, l’image d’Elisa qui s’impose au poète ? J’ignore si la question est soluble ; je préfère, pour moi, éviter de proposer une quelconque identification, et envisager cette apparition féminine en fonction de la  problématique du sommeil et de l’oubli que j’ai cru pouvoir soutenir. D’accord, toujours, avec Alain Faudemay, je dirais que la réussite de Verlaine tient aussi à la difficulté de ramener le texte à l’anecdote immédiatement décryptable.

         La victoire sur l’insomnie semble rapidement acquise : « Il dort. » Probablement même, est-elle trop rapide. On me permettra, pour  le montrer, d’analyser la nature de la césure. Le vers 10 se scande ainsi : Il dort./ C’est étonnant// comme les pas/ de femme… la césure, qui ne correspond pas à une pause possible syntaxiquement est donc une césure idéale qui produit un effet de rejet à l’hémistiche : ce qui est étonnant, c’est que les pas de femme résonnent… Rien n’interdit cependant, si ce n’est la ponctuation, de considérer cette césure comme régulière ; on comprendrait donc, en analysant le démonstratif avec une valeur anaphorique : Il dort. C’est étonnant//, et on mesurerait la surprise  devant une victoire remportée aussi facilement. Le sommeil alors serait « étonnant », et non pas la résonance  des « pas de femme ».

         Si la victoire est rapide, le sommeil trouvé n’est guère celui qui était escompté : en effet, avec le sommeil, c’est le rêve qui s’installe. Rêve, il est vrai, annoncé au second quatrain, mais qu’il ne s’agit plus cette fois de « dorloter ». Les coups de la cloche de midi provoquent, dans le demi-inconscience du premier sommeil, l’image des « pas de femme » : loin de le bercer, l’image, certes familière, de la femme maternelle et tentatrice réveille le dormeur. C’est ce réveil que peut donner à entendre l’impératif du second tercet. On conçoit alors l’évocation des « pauvres malheureux » : rien ne peut vaincre ces « hiers » qui « mangent » le présent.

         Le premier tercet opère un certain nombre de rappels qui sont autant d’indices de l’échec, dans la mesure où ils sont un retour aux quatrains : reprise de l’adjectif « pauvre », dans une acception ici certainement différente, reprise d’ »âme » par la rime. Ne pourrait-on conclure que ce qui devait être oublié ne l’a pas été, et, qu’au contraire, c’est dans le sommeil que les pas résonnent. D’autre part, si la première mention de la cloche pouvait être comprise comme une indication de temps et de bruit qui permettait l’émergence des images du rêve,  il en va tout autrement de la seconde : la répétition du vers 12 n’indique-t-elle pas le retour à une réalité des plus éloignées du rêve ?  Les sons perçus n’étaient pas des « pas », mais bien des coups de cloche ! Mince victoire donc, mais qui aura au moins conduit au dépassement de l’image féminine tentatrice : le rappel des sons de la cloche marque la disparition de la femme dans le texte.

         C’est alors, peut-être, qu’il faut répandre l’eau dans toute la chambre : le miracle du sommeil se produira-t-il enfin ? ou bien cette eau permettra-t-elle aux « roses » du passé de « refleurir » ? Hélas, l’espoir « luit » toujours, plus « dur » encore, et plus obsédant de remplir le vide Nous sommes passés du « brin de paille » au caillou » qui emplit le creux, du vers 1 au vers 13. Ainsi comprendrait-on le souhait final, qui est celui de la fin de l’été : que le temps passe ! C’est là, apparemment, le seul moyen de se défaire de la chaleur, du soleil, et du cortège des  faux espoirs qu’ils engendrent.

 

         La question posée au bout de cette explication pourrait se formuler ainsi : comment ce poème, que l’on vient d’analyser dans le sens d’un échec, parvient-il à prendre place dans Sagesse , précisément dans la dernière partie qui est la plus confiante ?

 

 

II UN POEME DE L’ESPERANCE CHRETIENNE.

 

         Le sonnet, écrit en automne 1873, alors que demeure présent le souvenir pénible d’un été trop lourd, perd son titre et sa place dans Mon Almanach pour 1874, dès que Verlaine renonce à cette publication. Il perd donc une partie de sa signification originale ; mais ce n’est pas pour autant qu’il a conquis son sens nouveau, celui que lui confèrera sa place dans Sagesse.  L’absence de titre, et de référence directe à la saison, n’interdit pas de le lire encore comme un texte pessimiste, hanté par l’échec du sommeil et de l’oubli, par la présence des tentations et le dédoublement constant de la « pauvre âme » et de la « conscience ».

         Il me semble que c’est dans le malheur qui ouvre le séjour à Mons, dans « le meilleur des châteaux », que Verlaine aperçoit toute la portée de son texte. En juin 1874, en effet, le directeur de la prison l’informe de la décision du Tribunal de Paris : le 24 avril, la séparation de corps a été prononcée aux torts et dépens du mari, et la garde du petit Georges, l’ »enfant unique » a été confiée à la mère. Verlaine qui se sent abandonné de tous, se plonge dans les huit volumes du Catéchisme de Persévérance de Mgr Gaume. C’est de cette époque que date la « conversion » de Verlaine, qui lui fera écrire - presque sur le coup de la nouvelle – Via dolorosa et la suite des sonnets Mon Dieu m’a dit… Via dolorosa, devenu Du fond du grabat… précède immédiatement L’Espoir luit… dès la première édition de Sagesse,  en 1880.

 

         Lorsqu’il compose Sagesse, Verlaine rapproche donc deux textes différents d’époque et de qualité d’inspiration. Il est clair qu’il a voulu, par ce rapprochement, orienter dans un sens mystique la lecture du sonnet, privé maintenant de toute référence à la saison. La principale modification est celle qui affecte le sens du mot « espoir ». Alors que nous l’avons compris de façon tout à fait haïssable, synonyme des tentations, d’envie, rappelant les « faux beaux jours », désormais, il semble  devoir être interprété  dans le sens de l’espoir du Salut. Comment ne pas remarquer, en effet, que Du fond du grabat…se termine par ce vers « Est-ce vous Jésus ? ». Le vers qui suit immédiatement est le premier de notre sonnet : « L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable .» La proximité de ces deux vers permet d ‘évoquer la Nativité, puisqu’ aussi bien c’est à Jésus que Verlaine s’adresse. La naissance du Rédempteur est l’espoir du Salut enfin possible, dans la perspective chrétienne. Ainsi cet espoir peut-il être comparé à l’étoile du poème précédent :

«  Du fond du grabat

   As-tu vu l’étoile

   Que l’hiver dévoile ? »  [11]

A partir du moment où la signification de l’espoir a changé, tout le sens du texte s’en trouve affecté, et le sonnet se fait aussi résolument optimiste qu’il était pessimiste. Le retour final de l’espoir plus « dur », en effet, qui comble le « creux », est une manière de triomphe, et ce « caillou » a des allures de pierre précieuse.

Ce changement de signification ne serait pas bien intéressant s’il se limitait à cela. Or, il me semble que tout, dans le détail du texte se met à fonctionner selon l’éclairage que lui donne la « conversion », mais aussi, plus précisément, le malheur de Verlaine de l’été 1874.

Que peut désigner, en effet,  dans le nouveau contexte, le second vers du sonnet ? Si l’on suit la définition du Robert, la « guèpe » est une « mauvaise femme ». Ne peut-on comprendre le « vol fou » de cette guèpe comme  le rapt par Mathilde de l’ « enfant unique » ? « Rapt » évidemment aux yeux de Verlaine. La prison de Bruxelles serait alors non plus seulement un protection contre soi-même, mais aussi  - surtout ? – contre l’obstination de Mathilde à le faire souffrir. Une voix le rassurerait : plus rien à craindre de cette « guèpe »  - ivre ! de surcroît -. Il est certain qu’à l’annonce de la décision du Tribunal, Verlaine n’a pas réagi « sans colère » [12]. Le sentiment de la trahison serait assez dans la manière des Romances sans paroles : « C’est moi le quitté » [13].

Mais il y a loin de cette allusion au « vol de son fils »  ( si c’est le cas), à l’agressivité des Romances. Après tout rien n’interdit de voir dans la guèpe l’innocent insecte de l’été. Cependant, la présence de la femme redoutée, au premier quatrain aurait l’avantage d’introduire le vers 9 : si elle doit « s’éloigner », c’est qu’elle était déjà là !

         La question qui se pose est celle des différentes désignations : celui qui dit « madame » est « en peine et sans colère », ce qui n’est pas le cas de celui qui reproche à la « guèpe » son « vol fou ».  La signification nouvelle accordée à l’eau qui apparaît dans le second quatrain, permet peut-être de lever cette difficulté. Je verrais volontiers dans cette eau, qui apporte non seulement l’oubli, mais le pardon, qui retrouve l’innocence de la petite enfance, l’eau bénite.  Ce qui n’était que référence mythologique (eau du Léthé)  prend alors un sens mystique d’une tout autre portée, et correspond exactement à la « Via dolorosa » verlainienne : « Le malheur a frappé (son)

Vieux cœur de sa lance » ; le « chevalier masqué » chevauchait bien en silence, et l’effet le plus sensible de la découverte de Jésus est, pour nous, le supplément de sens apporté à la poésie. C’est, schématiquement, la démonstration que Sagesse effectue.

         Il est certain que le sommeil n’est pas davantage trouvé, que la cloche de midi provoque les mêmes rêveries, mais l’espoir final est là, plus fort qu’au début, plus rassurant, autorisant la formulation du souhait de la fin des tentations, mais aussi du retour d’un passé innocent, celui que laissent entrevoir les « roses de septembre » [14]. Ce dernier espoir est d’autant mieux assuré que les sons de la cloche est la confirmation de la présence de Jésus à ses côtés.

 

CONCLUSION

 

          La situation de ce poème dans l’ensemble de Sagesse m’a paru en modifier considérablement le sens et la portée. Le dialogue de l’âme – toujours tentée – avec la conscience a laissé la place à un dialogue qui continue celui de la suite des sonnets Mon Dieu m’a dit… On pourrait proposer, en effet, que désormais c’est Jésus lui-même qui s’adresse à Verlaine et le rassure en lui promettant par sa présence éternelle à ses côtés, jusque dans la prison, dans l’ « étable » ou dans le « creux », l’apaisement, le sommeil, la fin des malheurs et des tentations. Finalement, le JE de ce texte serait Jésus lui-même. C’est dans ce dernier déplacement que le dédoublement entre les deux postulations de l’âme verlainienne serait résolu : il n’y aura plus « fracture » du sujet, mais aboutissement de la « via dolorosa » qui conduit à la présence de Jésus. Si l’on admet que c’est Jésus qui s’adresse à Verlaine, on constatera que notre sonnet s’intègre parfaitement à la suite de questions que pose le poème précédent. L’Espoir luit serait la réponse de Jésus à la question de Verlaine : « Est-ce vous ? »

         En tentant de lier l’explication des difficultés du texte à des éléments de la biographie, nous sommes parvenus à proposer deux interprétations contradictoires. C’est sans doute grâce à la perfection à laquelle Verlaine atteint que cela est possible.

Y a-t-il une explication ? et peut-on la découvrir ? En analysant le texte sans concession , on aboutit à ne découvrir qu’une polysémie irréductible à un sens, et, sans doute, à annuler la prétention de l’explication elle-même.

          La perfection verlainienne réside peut-être dans le fait de ne jamais rattacher étroitement telle image à l’anecdote, mais de s’en tenir à un niveau allusif qui me semble être la réussite du « symbolisme » verlainien. C’est dans cette observation qu’on mesurera l’importance du « système », annoncé à Lepelletier dans une lettre de 16 mai 1873, et qui consiste à faire «  des poèmes didactiques (…), d’où l’homme sera complètement banni .» Ce qu’il appelait  son « idée chouette », son « système », ne serait-ce pas cette expression parfaite, parce que parfaitement cohérente ; en cela, assez indépendante de la biographie immédiate pour qu’il puisse prétendre en avoir « banni » l’homme ? On en arriverait à cette conclusion que l’itinéraire poétique de Sagesse, pourtant considérablement marqué par la personne même de son auteur, est l’aventure de sa propre poésie, qui parvient à un degré d’achèvement inconnu avant la Parole de Dieu ; ce qui l’autorisera à évoque ses doutes, ses tentations, son passé, d’une voix maintenant assurée :

« … pour tenir abaissé

L’orgueil, qui fit son âme veuve,

Il remontera le passé,

- Ce passé – comme un mauvais fleuve ! »

 

 

 

 

PIERRE COURANJOU, JUIN 2000

 

 



[1] Verlaine entre Rimbaud et Dieu, Sedes, Paris 1982, p.106

[2] Parallèlement, Révérence parler.

[3] Sagesse II,, 4.

[4] Sagesse III, 5

[5] Sagesse, I, 7

[6] A propos de l’obsession du sommeil, voir aussi dans Parallèlement : Impression fausse et Tantalized, : «  Mes nuits sont blanches », (vers 2) qui sont deux poèmes écrits en prison à Bruxelles.

[7] Mis à part le rapprochement avec l’Auberge de F. Coppée, on pourra renvoyer au vers 9 du Sonnet boiteux :où le passé surgit également dans le présent :

« Tout l’affreux passé saute, piaule, miaule et glapit ».

[8] L’ivresse, telle qu’elle est présentée dans Du fond du grabat… est bien un « effort » pour oublier :

« C’est l’ivresse à mort,

C’est la noire orgie,

C’est l’amer effort

De ton énergie

Vers l’oubli dolent

De la voix intime,… »

[9] Sagesse de Paul Verlaine, Editions universitaires, Fribourg, Suisse, 1982.

[10] Alain Faudemay note aussi que « glace et repos apaisent la sensualité » et cite deux vers des Romances sans Paroles :

Que le vent du matin vient glacer à mon front(…)

Et que je dorme un peu puisque vous reposez » Vers 6 et 12 de Green.

[11] Peut-être pourrait-on faire observer que c’est bien là un « hiver lucide ». Décidément l’été n’est guère une période favorable.

[12] Ecoutez la chanson bine douce… Sagesse, I, 6.

[13] N’oublions pas qu’il travaille, dans l’automne 1873, à la publication des Romances sans paroles. Voir aussi, une lettre de septembre 1874, citée par J Robichez (ed. cit. p 128) :

« Il faut que cette petite masque ravale son crachat, à moins que sur bonnes garanties (…) elle ne revienne à résipiscence – et à son ménage – loin de son papa et de sa maman – que je ne qualifie pas. »

[14] Le souvenir du vers de D’Aubigné (« Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise »), s’il est présent à l’esprit de Verlaine, peut aussi permettre d’entendre le souhait final comme celui d’une poésie chrétienne, ancienne, et débarrassée des petitesses individuelles ; voire d’une poésie militante dont on trouve des exemples dans Sagesse.